Une fermière de Lampaul-Ploudalmézeau
revient de la foire de Saint-Renan. Les cloches! La dame Copy tire sur les
rênes, arrête sa voiture, écoute un instant, et, se tournant vers sa
fillette de sept ans, Thérèse, elle murmure: "Nous voilà en deuil
maintenant: on va enlever les grelots du cheval!"
Dans les champs, les paysans en moisson balancent leurs faucilles,
grimpent sur les talus, tendent l'oreille: le feu, peut-être-Non! La
mobilisation-Faudrait savoir. Et ils courent au bourg. L'instituteur,
debout devant la mairie explique: oui c'est la mobilisation générale.
Consultez dans votre livret militaire, le fascicule bleu. Il indique la
date de départ et le lieu de votre caserne.
Dans le secret des maisons les femmes pleurent. C'est un temps de malheur
comme en parlent les livres d'histoire. Sur les routes poussiéreuses
passent en trombe les torpédos des gendarmes, distribuant aux mairies de
grandes affiches blanches (92 x 72), aussitôt placardées dans les
bourgs, les hameaux:
Armée
de Terre et Armée de Mer
Ordre de mobilisation générale.
Les
gens s'attroupent, lisent, se font lire, comprennent, tentent de
comprendre. Trois mots et un chiffre écrits à la main d'une encre à
peine sèche claquent comme des balles:
Dimanche deux août 1914. "J'ai cloué moi-même l'une de ces
affiches à la porte d'entrée d'une ferme isolée de ma commune",
nous a confié un ancien combattant, Yves Le Fiblec de Prat.
Le lendemain , la plupart des mobilisés assistent à la première messe.
Je me souviens...
"Je me souviens surtout du départ de mes frères, nous a conté
Suzanne Corfa, de Lanarvily, alors âgée de 14 ans. Deux étaient déjà
sous les drapeaux, l'un à Saumur, l'autre à Rennes. Le troisième, réserviste,
a été appelé à Saint-Brieuc: il avait 26 ans. Il a été tué aux
environs de Verdun en 1915. Les deux autres sont partis après au 19e de
Brest. Les deux aînés ont été aussitôt fait prisonniers à Maubeuge.
Pendant six mois, nous n'avions eu d'eux aucune nouvelle."
Pendant la noce
Chez Léonie Lintanf, de Plestin-les-Grèves,
la noce battait son plein: sa sœur venait de se marier. Son frère, Théophile,
militaire sous les drapeaux, avait obtenu , à cette occasion, une
permission spéciale, de même qu'un cousin de la famille. Il était aux
alentours de minuit: les invités dansaient au son d'un orchestre.
Soudain surgit le maire, Louis Le Gall. Il demande à voir Théophile
Lintanf et son cousin, leur remet à chacun un télégramme: ordre de
rejoindre votre corps immédiatement et sans délai.
Sans doute troublé par la détresse de cette famille, à l'instant en
plein bonheur, le maire jette hâtivement:" Bon! Je leur donne la
permission de rester là jusqu'à demain matin. Je prends ça sur mon
compte."
Kenavo
A Ploézal, la messe terminée, le maire lit
et commente, en breton, l'avis de mobilisation. Dans les campagnes, une
musette de vivres dans le dos, des paysans quittent leur famille, leurs bêtes,
leurs champs. Un kenavo qui vaut un adieu. Les mobilisés prennent le
petit train économique à la plus proche gare. Le Service des Chemins de
Fer a remis en route tout son parc roulant: les wagons à bestiaux
regorgent de jeunes gens à casquettes ou à chapeaux à guides, comme à
Pleyben.
Maintenant
entre hommes, ragaillardis par quelques coups de "lambig",
on fanfaronne, la chanson aux lèvres. Dans les stations balnéaires
en vogue c'est la fuite éperdue des touristes parisiens: le petit
train de Plestin à Morlaix doit doubler, voire tripler ses rames.
Les villes de casernements voient affluer le flot incessant de
mobilisés. On se connait bien, on fraternise.
Le recrutement régional draine vers la même caserne des mobilisés
de la région environnante: le 19e régiment d'infanterie de Brest
est, au départ, un régiment Léonard par excellence; le 118e de
Quimper, la Cornouaille en armes; au 48e de Guingamp les Trégorrois
dominent, et les Vannetais au 116e de Vannes. |
Dans
l'effervescence
Une effervescence brouil-lonne préside à l'équipement de
cette masse de gens. A Brest, on vide les magasins du Château où étaient
tenues prêtes les collections de guerre. A la hâte, on habille les
milliers de soldats du 19e, et , bientôt du 219e, le régiment frère de
réserve.
Et , il en est ainsi dans toutes les autres villes de garnisons de
Bretagne. C'est qu'aux trois classes déjà au régiment, au titre de leur
service militaire (classes 11, 12 13) viennent s'ajouter les trois premières
classes de l'active: 10, 9, et 8, pour compléter l'effectif du régiment
sur pied de guerre.
Des marins en trop
Dans les rues, la populace excitée, désinformée,
voit des espions partout: on arrête d'honnêtes citoyens; à Rennes, les
gendarmes mettent la main sur un bossu, gardien de vaches, originaire de
Tinténiac (I. et V.) suspecté de transporter un objet compromettant,
objet qui s'avère n'être qu'une livre de beurre; les plaques Maggi sont
arrachées: elles sont censées comporter un code destinée à guider les
envahisseurs (en réalité un chiffre destiné à l'Enregistrement).
Les ports regorgent d'inscrits maritimes dont la Marine ne sait que faire.
"Quarante mille marins de trop qui restent en l'air, faute d'une
affectation." (Ch. Le Goffic). Le gouvernement en affecte 5000 pour
... travailler à la moisson!
5 août, le départ
Et, dès le 5 août, les premiers convois, quittent
les gares des villes bretonnes. Ovationnés, les fusils et les canons ornés
de fleurs et de feuillage, les fantassins grimpent dans les wagons à
bestiaux: sur le bois des wagons, de grandes inscriptions, telle que:
"Train de plaisir pour Berlin! ". Devant le quai de la gare de
Rennes, une voix gouailleuse lance aux mobilisés: "Préparez-nous la
choucroute en arrivant!"
D'un coup, le pays breton s'est vidé de ses forces vives: plus de 350.000
hommes, en pleine force de l'âge. Avant les hommes, les femmes, aidées
de tout jeunes gens, de réformés et de vieillards, gagneront la première
bataille: celle de la moisson.
Roger
LAOUENAN
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